Lu, parlé, écrit?

25 fév 2014

A une époque où la mobilité professionnelle s’est généralisée à presque tous les secteurs, où le concept de l’emploi à vie semble complètement dépassé, l’enchaînement des missions et des périodes de recherche a fait que nous devons perpétuellement nous remettre en question et nous définir, aussi bien professionnellement que personnellement. A ce titre, tous ceux qui ont mis à jour leur CV récemment ont du se confronter à cette terrible épreuve qui consiste à se conformer à un modèle de présentation de soi tellement standardisé qu’il en dit finalement bien peu sur notre personnalité et nos capacités professionnelles réelles.

Bien évidemment, l’utilité principale de ce CV corseté est à chercher du côté des recruteurs, qui peuvent d’un coup d’œil sélectionner (la pile à gauche) ou écarter (la poubelle à droite) le profil d’un candidat et procéder à la première étape d’écrémage avant le ou les (de plus en plus souvent) entretien(s). La rédaction et la présentation du CV sont donc des enjeux de taille si l’on veut au moins passer le premier filtre et avoir une chance de se mettre en valeur. Tout cela pourra paraître évident à certains, mais il est justement intéressant de souligner à quel point nous avons intégré et banalisé ce processus où une simple feuille de papier A4 (deux pour les bourlingueurs et les prétentieux) synthétise et symbolise notre Moi professionnel en même temps qu’il renferme les clés de notre réussite future ou de notre attente à durée indéterminée.

En France, nous sommes habitués à une structure de CV qui commence par les informations personnelles et retrace ensuite l’expérience professionnelle, les parcours de formation suivis ainsi que les diplômes obtenus (ou l’inverse), et presque à la fin (juste avant les « loisirs » ou « centres d’intérêt »), les langues maîtrisées où la séquence « parlé, lu, écrit » rivalise d’originalité et de précision avec la mention « courant ». Ce format de CV en dit long sur la faible importance octroyée aux langues, reléguées en pied de page à côté de Powerpoint et juste au-dessus de la natation (très bon sport au demeurant) et autres « lecture ». Ce n’est là que la suite logique du statut accordé aux langues dans le système éducatif français, qui n’a peut-être pas encore réalisé que la langue de Molière n’est plus, depuis un petit moment déjà, une langue de communication internationale majeure. Ce même système éducatif français reproduit de plus avec les langues deux de ses erreurs les plus fréquentes: privilégier l’écrit d’une part (qui « reste » et serait donc supérieur à l’oral qui lui évolue et s’évapore) et sanctionner les erreurs plutôt que de valoriser les réussites (système de notation type dictée). Rien de bien étonnant donc à ce que notre CV soit à ce jour incapable de valoriser nos compétences linguistiques et de les préciser, c’est-à-dire d’expliciter ce que nous pouvons réellement comprendre, exprimer, assimiler ou effectuer dans un contexte linguistique autre que le nôtre. Or l’accélération de la mondialisation entraîne la multiplication des échanges et des déplacements, ces aptitudes linguistiques pratiques sont donc désormais déterminantes, que ce soit pour une entreprise française commerçant avec l’extérieur ou pour un poste à l’étranger.

Et si la solution venait de Bruxelles? (une fois n’est pas coutume…)

Finalement, c’est peut-être à l’échelon européen que l’on arrivera à prendre conscience de l’importance de l’évaluation de ces compétences linguistiques, avec comme ligne d’horizon un ensemble économique commun riche de 24 langues officielles. Le modèle de CV européen, qui commence à se démocratiser, introduit en effet une réorganisation des critères où l’expérience professionnelle prend définitivement le dessus sur les diplômes, et où les langues ne sont plus cantonnées à la fin. Le schéma proposé pour évoquer les compétences en langues demande au contraire une certaine réflexion et quelques opérations nouvelles à prendre en compte. Pour remplir cette rubrique, le modèle de CV Europass propose un nouveau schéma basé sur le Cadre Européen Commun de référence (CECR). Rédigé par la Division de Politiques Linguistiques du Conseil de l’Europe, le Cadre se veut une base commune qui «décrit aussi complètement que possible ce que les apprenants d’une langue doivent apprendre afin de l’utiliser dans le but de communiquer ; il énumère également les connaissances et les habiletés qu’ils doivent acquérir afin d’avoir un comportement langagier efficace. La description englobe aussi le contexte culturel qui soutient la langue. Enfin, le Cadre de référence définit les niveaux de compétence qui permettent de mesurer le progrès de l’apprenant à chaque étape de l’apprentissage et à tout moment de la vie.» Le schéma propose ainsi une grille de lecture arborescente pour rendre compte des niveaux de compétence:
CECR

Même si l’aspect visuel du tableau n’est pas des plus séduisants et que sa lecture demande d’avoir été « initié » au CECR, l’intérêt de ce système réside par ailleurs dans l’incorporation de l’autoévaluation comme critère. Aux antipodes des conceptions pédagogiques classiques, où seul le professeur (ou « examinateur ») peut juger de manière objective ET scientifique (c’est lui qui a la connaissance, et non l’apprenant). Ce renversement complet a du sens, car il permet de valoriser d’autres expériences d’apprentissage d’une langue que le système éducatif classique: le bilinguisme, les séjours en immersion (encadrés ou non), la découverte autodidacte, l’utilisation professionnelle, etc… Et il permet d’intégrer une notion essentielle qu’est le « ressenti », ou la perception de la maîtrise d’une langue, très liée à la confiance et à la prise de risques. Quel intérêt en effet de maîtriser les subtilités du gérondif « sur le papier » si l’on n’arrive pas à articuler deux phrases simples sans se mettre dans le rouge? Quel diplôme, quelle note au Bac reflète ma capacité à avoir une bonne compréhension (fine ou globale) d’une conversation réelle avec un garagiste andalou ou un avocat londonien, et à être capable de lui faire reformuler simplement les détails non compris? Le CECR a aussi pris en compte ce dernier aspect en partie, puisque le seul diplôme ne suffit plus et que l’on nous demande d’en préciser la date le cas échéant. Un point d’importance qui nous rappelle que la maîtrise d’une langue vivante s’entretient sur la durée, et que l’état de nos capacités opérationnelles un jour « J» ne présage pas totalement de notre aisance à « J+3650 » (pertinence d’un diplôme en langues obtenu il y a 10 ans pour les nuls en maths…)

Bien évidemment, l’autoévaluation peut être sujet de controverse étant donné qu’il n’est pas toujours évident d’avoir le recul suffisant pour s’auto-évaluer, surtout si l’on n’est pas confronté à des situations réelles de communication pour mesurer notre efficacité. C’est pourquoi le CECR prévoit d’ailleurs une fiche d’instructions pour aider chacun à déterminer son niveau (voir Instructions pour l’utilisation du Curriculum Vitae Europass, p. 9/10) Si le résultat de cette grille -une fois complétée- peut donner une idée plus juste de ce que l’on est capable de faire dans une langue étrangère, encore faut-il que le recruteur soit capable de bien l’interpréter… Ce qui n’est pas gagné d’avance, d’autant qu’il ne maîtrise pas forcément toujours la langue demandée.

Il reste donc un long chemin à effectuer pour pouvoir évaluer et valoriser correctement ses compétences linguistiques, et résumer cela en quelques termes ou lignes suffisamment claires et parlantes pour tous n’est pas chose aisée. Ce modèle de CV européen, qui se répand de plus en plus, a au moins le mérite de poser les termes de la réflexion et d’essayer d’apporter quelques avancées bienvenues. Et il remet au centre du jeu les vraies questions: au-delà de mes années d’étude (avec plus ou moins de concentration et motivation), mes quelques points TOEFL ou mon diplôme Cervantes nivel Inicial, qu’est-ce que je suis réellement capable de comprendre et d’exprimer dans une autre langue que la mienne en situation de dialogue avec un vrai interlocuteur? Jusqu’où le terme de langue « vivante » fait-il sens dans ma pratique quotidienne ou professionnelle?

A méditer et surtout à travailler, car la plupart de nos voisins européens (surtout au nord) n’ont eux pas attendu de directive bruxelloise pour s’attaquer à la Tour de Babel…